Un arrêt rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 16 septembre 2021 n°20-10.172 est l’occasion de revenir sur l’indemnisation du « préjudice de carrière » d’une victime d’un dommage corporel.
La traditionnelle distinction entre perte de gains professionnels futurs et incidence professionnelle est maintenant bien affermie.
Le premier poste indemnisation la perte sèche de revenus, consécutive à un accident, quand le second recouvre tout ce qui est périphérique au premier, notamment la pénibilité, la perte de retraite et bien d’autres composantes, le juge n’étant pas tenu par une liste limitative.
Or la question de la carrière avortée, concernant notamment les jeunes victimes, encore en formation lors de leur accident met en lumière la porosité de la frontière de ces deux postes.
Depuis notamment l’arrêt rendu le 8 mars 2018 n°17-10142, il est acquis qu’une victime définitivement privée d’une activité professionnelle, doit être indemnisée d’une perte de gains professionnels futurs ne pouvant être moindre au revenu médian.
Mais faut-il pour autant réduire le parcours professionnel des jeunes victimes à ce montant minimum sans concevoir que d’autres perspectives étaient possibles ?
Effectivement, le principe de la réparation intégrale impose de construire, même virtuellement, l’avenir professionnel qu’aurait eu la victime si elle n’avait pas été brisée dans son apprentissage.
Refuser de procéder à cette recherche reviendrait à déconsidérer ce qu’elles étaient au regard de ce qu’elles sont devenues, ce qui contreviendrait à toute notion de dignité mais aussi de réparation intégrale, laquelle doit être personnalisée à chaque situation.
Or si le revenu médian est une donnée certaine car mathématique, le revenu d’un parcours professionnel espéré est nécessairement hypothétique. C’est justement cette incertitude qui a conduit la Cour de cassation dans un arrêt du 3 juillet 2014 n°13-22416 a rejeter une demande d’indemnisation d’une perte de gains professionnels futurs sur la base d’un revenu hypothétique tout en concevant qu’un tel préjudice pouvait être indemnisé via une mobilisation de l’incidence professionnelle dans une décision du 16 janvier 2014 n°13-10566.
La technique d’indemnisation consiste à évaluer le revenu auquel aurait pu prétendre la victime et de le pondérer par une perte de chance, laquelle sera appréciée en fonction des preuves de chances perdues.
Or par l’arrêt du 16 septembre 2021, s’appuyant sur la souveraineté d’appréciation des juges du fonds, la Cour de cassation valide l’indemnisation du préjudice de carrière via la perte de chance de gains professionnels futurs.
Une jeune étudiante de 20 ans est victime d’un accident de la circulation.
Indiquant qu’elle pouvait prétendre à une carrière de psychologue clinicienne, elle forme une demande de d’indemnisation sur la base du revenu de 2.400 € que le lui aurait procurer une telle profession.
La Cour d’appel d’Agen accède à sa demande mais pondère cette dernière d’une perte de chance de 60 %, estimant le revenu hypothétique.
La victime forme un pourvoi, indiquant que ce revenu était certain.
Sans surprise, la Cour de cassation rejette le pourvoi, via un attendu d’une évidente pédagogie.
« La réparation d’une perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée.
S’il est certain que Yxxx se trouve, en raison de l’accident, privée de toute possibilité d’exercer une activité professionnelle, ce préjudice, en ce qu’il repose sur une analyse probabiliste de ce qu’aurait pu être la vie professionnelle de la victime et son évolution en l’absence du fait dommageable, consiste en la perte d’une chance dont l’appréciation relève du pouvoir souverain des juges du fond.
C’est ainsi, dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation que la cour d’appel, ayant relevé qu’à la date du dommage Yxxx, qui était étudiante, ne percevait aucun revenu, a pu estimer, au titre du préjudice de perte de gains professionnels futurs, qu’il résultait du niveau scolaire de la victime, entrant à l’âge de 20 ans en deuxième année d’études supérieures, un préjudice indemnisable à hauteur de 60 % de chances d’accéder à un emploi rémunéré au niveau du salaire revendiqué dans la profession de psychologue clinicienne, à laquelle ses études la préparaient. »
La victime ne travaillant pas lors de l’accident, il ne pouvait effectivement pas être tenu pour acquis qu’elle aurait embrassé la carrière de psychologue et perçu une rémunération de 2.400,00 €.
Peut être aurait elle dû fonder sa demande de perte de gains professionnels futurs sur le revenu médian et de solliciter un préjudice de carrière via un pourcentage du complément de revenu qu’aurait raisonnablement pu lui procurer le métier auquel elle se destinait.
Néanmoins l’apport de cet arrêt est double.
Tout d’abord l’indemnisation du préjudice de carrière peut être sollicité soit via la perte de chance de gains professionnels futurs, soit via l’incidence professionnelle.
Surtout, la Haute juridiction précise qu’il s’agit, dans tous les cas, d’une analyse probabiliste. Dès lors l’environnement socio professionnel dans lequel évolue la victime avant son accident, ne doit pas être boudé.
Chaque destin est différent, mais il ne peut être nié que certains sont favorisés en fonction de leur contexte pré accidentel.
Sur cette base, il est possible et nécessaire, afin que chaque indemnisation soit personnelle, donc unique, que les dossiers traitent et exploitent les données environnementales, familiales et scolaires, pour reconstituer au plus prés la carrière à laquelle les jeunes victimes pouvaient prétendre.
La Cour de cassation y est attentive.
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Membre du conseil de l'Ordre des Avocats de Grenoble
Master 1 de droit privé obtenu en 2005 (Université Grenoble Alpes)
Master 2 de droit privé fondamental et sciences criminelles obtenu en 2006 (Université Grenoble Alpes)
CAPA obtenu en 2010
Diplôme Universitaire de Réparation Juridique du Dommage Corporel - Université Lyon 1
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